
son interprétation stricte du DMA va mettre fin aux « frais de technologie de base » d'Apple
Un simple signe de ponctuation pourrait coûter des milliards de dollars à l’un des géants les plus puissants de la tech. Apple fait face à un revers juridique majeur dans l’Union européenne, après qu’une décision de la Commission a interprété une virgule dans le Digital Markets Act (DMA) comme interdisant les frais appliqués aux achats réalisés en dehors de l’App Store. Résultat : la firme de Cupertino pourrait perdre plusieurs milliards d’euros de revenus annuels en Europe. À partir du 23 juin, l'entreprise de Cupertino ne pourra plus percevoir de commissions sur les transactions externes effectuées à partir d'un iPhone ou d'un iPad. En d'autres termes, tous les développeurs d'applications pourront rediriger leurs utilisateurs vers un site web pour effectuer un achat ou s'abonner à un service sans verser le moindre centime à Apple.
Une bataille réglementaire aux enjeux financiers colossaux se joue actuellement entre Apple et la Commission Européenne, et son dénouement pourrait bien reposer sur l'interprétation d'une simple virgule dans la législation. Au cœur du litige : le Digital Markets Act (DMA), la nouvelle législation européenne sur les marchés numériques, qui contraint Apple à autoriser les développeurs à proposer des systèmes de paiement alternatifs en dehors de son App Store. Une lecture stricte du texte par les régulateurs européens pourrait mettre fin aux commissions prélevées par Apple sur ces achats externes, entraînant des pertes potentielles se chiffrant en milliards de dollars pour le géant de Cupertino.
L'article 5 du Digital Markets Act (DMA) traite principalement des obligations et interdictions concernant les « contrôleurs d'accès » (gatekeepers) dans le secteur numérique. En résumé, il stipule que ces plateformes ne peuvent pas classer leurs propres produits ou services de manière plus favorable que ceux de la concurrence (auto-préférence), ni utiliser les données personnelles des utilisateurs à des fins de publicité sans leur consentement. En outre, ils ne peuvent pas empêcher les entreprises utilisatrices de proposer leurs produits ou services sur d'autres canaux
La controverse se cristallise autour de l'article 5.4 du DMA, qui stipule que les « gatekeepers » (contrôleurs d'accès) comme Apple doivent permettre aux développeurs « gratuitement, de communiquer et de promouvoir des offres, y compris dans des conditions différentes [...], et de conclure des contrats avec ces utilisateurs finaux ».

Apple a jusqu'à présent interprété cette disposition comme une obligation de permettre la communication et la promotion d'offres externes sans frais, tout en continuant à prélever une commission sur les contrats conclus via ces liens externes. Cette commission, bien que réduite par rapport au taux standard de 30% de l'App Store, reste une source de revenus substantielle pour l'entreprise.
Cependant, la Commission Européenne a une lecture bien différente, et la clé de son argumentation réside dans la présence d'une virgule avant la phrase « et de conclure des contrats ». Selon les régulateurs, cette virgule crée une énumération où l'exigence de gratuité s'applique à l'ensemble des activités listées, y compris la conclusion de contrats. En d'autres termes, les développeurs devraient pouvoir non seulement informer les utilisateurs d'offres externes, mais aussi finaliser des ventes via ces canaux, sans qu'Apple ne puisse y prélever de commission.
Cette divergence d'interprétation a déjà conduit à des sanctions. La Commission Européenne a infligé une amende de 500 millions d'euros à Apple pour non-conformité avec les dispositions anti-contournement du DMA. De plus, la menace de nouvelles pénalités journalières plane sur l'entreprise si elle ne se plie pas à l'interprétation de la Commission. Celles-ci pourraient atteindre jusqu'à 53,5 millions de dollars par jour.
Les implications financières pour Apple sont considérables. Des prévisions internes à l'entreprise, révélées dans le cadre de procédures judiciaires aux États-Unis, estiment les pertes potentielles à « des centaines de millions, voire des milliards de dollars » par an si de telles restrictions sur les commissions étaient appliquées. Des analystes financiers prévoient même qu'une défaite juridique sur ce front pourrait entraîner une chute de 15 à 20% du cours de l'action d'Apple.
Les « frais de technologie de base » d'Apple : la solution de « contournement » d'Apple clairement visée
Le DMA a pour but de lutter contre les pratiques anticoncurrentielles des grandes enseignes du numérique, telles que les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), qui ont acquis une position de quasi-monopole sur le marché européen, au détriment des petites et moyennes entreprises, de l’innovation et du choix des consommateurs. Le DMA impose aux plateformes numériques considérées comme des « gardiennes » du marché, c’est-à-dire celles qui ont un impact significatif sur le marché intérieur et qui servent d’intermédiaires incontournables pour les utilisateurs, de respecter un ensemble d’obligations et d’interdictions, sous peine de sanctions financières pouvant aller jusqu’à 10% de leur chiffre d’affaires mondial.
Sont présumées être des contrôleurs d’accès, au sens de la nouvelle législation européenne, les entreprises qui :
- fournissent un ou plusieurs services de plateforme essentiels dans au moins trois pays européens ;
- ont un chiffre d’affaires ou une valorisation boursière très élevés : 7,5 milliards d'euros au moins de chiffre d'affaires annuel en Europe dans les trois dernières années ou 75 milliards d'euros ou plus de capitalisation boursière durant la dernière année ;
- enregistrent un grand nombre d’utilisateurs dans l'UE : plus de 45 millions d'Européens par mois et 10 000 professionnels par an pendant les trois dernières années.
Les entreprises désignées comme gardiennes devront nommer un ou plusieurs responsables de la conformité avec le règlement, sous peine d'amende, et respecter d'ici le 6 mars 2024 une petite vingtaine d’obligations ou d'interdictions, pour chacun de leurs services de plateforme essentiels. Certaines sont applicables à tous, d'autres seront prononcées sur mesure.
Les contrôleurs d'accès doivent par exemple :
- autoriser les vendeurs à promouvoir leurs offres et à conclure des contrats avec leurs clients en dehors des plateformes ;
- rendre aussi facile le désabonnement que l'abonnement à un service de plateforme essentiel ;
- permettre de désinstaller facilement sur son téléphone, son ordinateur ou sa tablette des applications préinstallées ;
- rendre interopérables les fonctionnalités de base de leurs services de messagerie instantanée (Whatsapp, Facebook Messenger…) avec leurs concurrents plus modestes ;
- donner aux vendeurs l'accès à leurs données de performance marketing ou publicitaire sur leur plateforme ;
- informer la Commission européenne des acquisitions et fusions qu'ils réalisent.
Et c'est le premier élément qui nous conduit à Apple.
Après avoir, sans succès, tenté de se faire retirer de la liste des contrôleurs d'accès, Apple a décidé de plier l'échine... en quelques sortes. L'entreprise a interprété la loi à sa façon et l'a appliquée de façon à dissuader les développeurs d'utiliser un autre système de paiement que celui de l'App Store (Apple perçoit une commission chaque fois que l'utilisateur finale paye un développeur via ce système).
L'entreprise a alors proposé de nouvelles conditions commerciales alternatives pour les applications iOS dans l'UE. Celles-ci comportent trois éléments principaux :
- « Commission réduite - Les applications iOS sur l'App Store paieront une commission réduite de 10 % (pour la grande majorité des développeurs, et pour les abonnements après leur première année) ou de 17 % sur les transactions de biens et services numériques, quel que soit le système de traitement des paiements choisi » ;
- « Frais de traitement des paiements - Les applications iOS sur l'App Store peuvent utiliser le traitement des paiements de l'App Store moyennant des frais supplémentaires de 3 %. Les développeurs peuvent utiliser un fournisseur de services de paiement dans leur application ou relier les utilisateurs à un site web pour traiter les paiements sans frais supplémentaires de la part d'Apple » ;
- « Frais de technologie de base (CTF) - Pour les applications iOS à très fort volume distribuées à partir de l'App Store et/ou d'une place de marché d'applications alternative, les développeurs paieront 0,50 € pour chaque première installation annuelle au-delà d'un seuil de 1 million. Selon les nouvelles conditions commerciales pour les applications européennes, Apple estime que moins de 1 % des développeurs paieront des frais de technologie de base pour leurs applications européennes ».
Un tour de passe-passe qui n'a pas tardé à provoquer le courroux des développeurs. Aussi, des développeurs de premier plan, tels que Spotify et Epic Games, qui mènent depuis longtemps une fronde contre les pratiques de l'App Store, ont qualifié le plan de conformité d'Apple de « malveillant » et « illégal ». Ils soutiennent que la nouvelle « Core Technology Fee » (CTF) et les commissions sur les achats externes ne sont qu'une manière déguisée de maintenir une emprise financière sur l'écosystème iOS, en violation de l'esprit et de la lettre du DMA.
Autant de bruit qui a attiré l'attention de la Commission européenne. Les nouveaux frais d'Apple pour les développeurs d'applications ont fait l'objet d'un nouvel examen de la part des régulateurs antitrust de l'Union européenne. Ces derniers craignent qu'ils ne gonflent les coûts pour les fabricants de logiciels, a rapporté Bloomberg News lundi, citant des personnes familières avec le sujet.
Vers une refonte du modèle Apple en Europe ?
La position de la Commission Européenne semble ferme. Dans sa décision détaillée, elle a clairement indiqué que « le prix à payer par les développeurs d'applications [pour les achats externes] est de zéro ». Apple, de son côté, soutient que ses frais sont nécessaires pour couvrir les investissements continus dans les technologies, la sécurité et les outils fournis aux développeurs.
Cette décision pourrait contraindre Apple à repenser profondément son modèle économique en Europe, voire à l’échelle mondiale. Le App Store représente encore une part considérable de ses revenus liés aux services, une division qui a généré plus de 85 milliards de dollars en 2024. Mais avec cette brèche ouverte par l’Union européenne, d’autres régulateurs dans le monde pourraient être tentés d’imiter cette posture ferme. La Corée du Sud et le Japon ont déjà amorcé des réformes similaires, et les États-Unis débattent actuellement de législations comparables.
Après la publication de l'intégralité de la décision, Apple a déclaré :
« Rien dans la décision de 70 pages publiée aujourd'hui ne justifie les actions ciblées de la Commission européenne contre Apple, qui menacent la vie privée et la sécurité de nos utilisateurs en Europe et nous obligent à donner notre technologie gratuitement. Cette décision et cette amende sans précédent ont été prises après que la Commission a continuellement changé les règles du jeu en matière de conformité et a bloqué à plusieurs reprises les efforts déployés par Apple pendant des mois pour mettre en œuvre une nouvelle solution. Cette décision est mauvaise pour l'innovation, mauvaise pour la concurrence, mauvaise pour nos produits et mauvaise pour les utilisateurs. Pendant que nous faisons appel, nous continuerons à nous engager auprès de la Commission pour défendre les intérêts de nos clients européens ».
Conclusion
Cette bataille juridico-grammaticale met en lumière la détermination de l'Union Européenne à démanteler les « jardins clos » des géants de la tech et à instaurer une concurrence plus équitable sur le marché numérique. L'issue de ce conflit autour d'une simple virgule pourrait non seulement redéfinir le modèle économique de l'App Store en Europe, mais aussi créer un précédent réglementaire d'envergure mondiale. La date butoir pour la mise en conformité d'Apple approche, et tous les regards sont tournés vers Cupertino pour voir si le géant de la technologie se pliera aux exigences de Bruxelles ou s'engagera dans une longue et coûteuse bataille juridique.
Sources : Commission européenne, DMA (article 5)
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